L’ Archipel des notes

Cette série de 10 histoires raconte les aventures d’un petit garçon qui s’envole chaque nuit, aidé par le piano de la maison familiale, vers le pays où vivent les notes de musique…


8. Mademoiselle Clarinette et les frères Saxo
Le soir suivant, un gros orage éclata. Impressionné par les éclairs et le grondement du tonnerre, je descendis tout tremblant voir le piano. Celui-ci me dit :“ Ne t’en fais pas, nous sommes en sécurité dans la maison.

– Tout de même, dis-je en frissonnant, ça fait peur.

– Allons, je vais te faire passer dans l’Archipel des Notes, ainsi tu n’auras plus peur. ”

Le piano réfléchit un long moment, et demanda :

“ Sais-tu faire les avions en papier ?

– Oui. Enfin pas toujours. Mais des fois j’y arrive.

– Alors voilà, expliqua le piano. Tu prends une feuille de papier à musique, et tu fais un avion avec. Tu lances l’avion en l’air, et lorsqu’il vole, tu sautes dedans, et tu dis au pilote : « Cap sur l’Archipel des Notes ! » ”

Très enthousiaste, je pris du papier à musique dans le tiroir du bureau, puis m’appliquai à faire un avion. Je le lançai, mais il retomba par terre avant que je n’ai pu sauter. Je recommençai plusieurs fois. Malheureusement l’avion ne planait pas assez longtemps. Et, de toutes façons, il était trop petit pour que je puisse monter dedans. Je m’adressai au piano :

“ Mon avion ne vole pas assez bien ! A peine l’ai-je lancé qu’il redescend déjà. Je n’ai pas le temps de sauter ! Et d’abord, je ne vois pas comment un avion en papier pourrait voler jusqu’à l’Archipel des Notes ! ”

Le piano me considéra, plein d’indulgence :

“ Premièrement, si tu n’y crois pas, cela n’a aucune chance de marcher ! Et surtout, dis-toi qu’il ne s’agit pas d’un avion en papier ordinaire ! Car n’oublie pas que le papier à musique possède des qualités particulières. Enfin, peut-être que ton premier avion n’est pas bien équilibré. A ta place, j’essaierai d’en fabriquer un autre. Il volera peut-être mieux. ”

Fort de ces encouragements, je me remis à l’ouvrage, tâchant d’obtenir un pliage parfaitement régulier. Je lançai doucement mon nouvel avion, qui se mit à planer en tournoyant légèrement dans la pièce.

“ Vite, souffla le piano, vas-y ! ”

Je sautai très haut, et parvins à m’accrocher à une aile. Je me trouvai immédiatement en plein ciel, dans le tumulte de l’orage, et reconnus le La aux commandes de l’appareil qui filait au milieu des nuages. Celui-ci cria :

“ Et bien, Thomas, tu veux rester accroché à mon aile pendant tout le voyage ? Tu devrais plutôt t’installer à l’intérieur ! ”

Je réussis à me hisser dans l’avion, et j’ordonnai :

“ Commandant, cap sur l’Archipel des Notes ! ”

 

Nous arrivâmes bientôt en vue de l’Archipel, et nous nous posâmes sur une île admirablement fleurie que je ne connaissais pas encore. Le La me dit :

“ Ici, nous sommes sur l’île des Bois. C’est ici qu’habitent les clarinettes, les flûtes, les hautbois, et de nombreux autres. En plus, nous avons de la chance : c’est le jour de visite de Monsieur Métronome.

– Mais que vient-il faire sur l’île des Bois ? demandai-je.

– Il vient voir si les instruments jouent régulièrement ensemble, si personne n’a de problème. ”

A quelques pas de là, j’aperçus deux saxophones qui semblaient se chamailler. Je m’étonnai :

“ Que se passe-t-il, là-bas ?

– Tiens, les frères Saxo !

– Les frères Saxo ? Qui sont-ils ?

– Ce sont deux frères saxophones. Ils jouent dans le même orchestre. Sympathiques, quoiqu’un peu bruyants. Mais aujourd’hui, ils n’ont pas l’air d’accord. ”

En effet, à mesure que nous approchions, je percevais mieux la dispute :

“ Alto, espèce de sale menteur ! dit le plus grand saxophone.

– Va donc, Ténor ! Tu es jaloux parce qu’elle m’a promis ! ”

Comme ils menaçaient de se battre, le La me dit :

“ Nous devons prévenir Monsieur Métronome ! Il n’y a que lui qui puisse mettre un terme à cette querelle ! ”

 

Lorsque nous revînmes accompagnés de Monsieur Métronome, les frères Saxo avaient entamé un pugilat. Nous les séparâmes, et Monsieur Métronome questionna :

“ Tic ! Mais qu’est-ce qui vous prend ? ”

Le saxophone Alto répondit :

“ C’est mon frère Ténor ! Il ne veut pas croire que Mademoiselle Clarinette a promis de m’épouser !

– Pas du tout, gronda le Ténor, c’est moi qu’elle a choisi ! ”

Et il recommencèrent à se menacer. Monsieur Métronome éleva la voix :

“ Tac ! Ca suffit, les frères Saxo ! Tic ! Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Tac ! Si mademoiselle Clarinette avait décidé d’épouser l’un d’entre vous, je pense qu’elle m’en aurait avisé ! ”

Tandis que le métronome et les frères Saxo poursuivaient leur discussion, je me tournai vers le La :

“ Comment peuvent-ils épouser tous les deux la même clarinette ?

– Oh, ils ne peuvent pas, c’est ça le drame ! Car, dans l’orchestre dont ils font partie, il n’y a qu’une seule clarinette ! Et cela fait des années que chacun des frères rêve de l’épouser. Mais la clarinette les aime bien tous les deux, et ne sait lequel prendre pour mari ! ”

Etant parvenu à calmer les saxophones, Monsieur Métronome les interrogeait :

“ Tic ! Alors, toi, Alto, quand as-tu rencontré Mademoiselle Clarinette ? Tac ! Et que t’a-t-elle promis ? ”

Alto rougit légèrement :

“ C’était hier soir, à la tombée de la nuit, au bord de la plage. Elle m’a dit qu’elle avait réfléchi, qu’elle avait décidé de choisir entre nous deux ; et qu’elle était prête à m’épouser si je lui apportais en cadeau de mariage un… ”

Le saxophone s’interrompit brusquement :

“ Mais elle m’a fait jurer de ne pas le dire ! ”

Intrigué, je dis au La :

“ Qu’est-ce qu’une clarinette peut bien demander en cadeau de mariage à un saxophone ?

– Je n’en ai pas la moindre idée ”, chuchota le La.

Monsieur Métronome continuait son enquête :

“ Tic ! Et toi, Ténor ? Tac ! Que t’a-t-elle dit ?

– Ce matin, à la fin de la répétition, elle m’a dit qu’elle consentirait à m’épouser si je lui donnais un… ”

Le saxophone s’excusa lui aussi :

“ Désolé, c’est un secret entre elle et moi ! ”

Monsieur Métronome hocha gravement son balancier :

“ Tic ! Tac ! ”

J’étais terriblement désireux de connaître le cadeau que la clarinette avait pu réclamer aux deux frères Saxo, mais le métronome déclara :

“ Tic ! Nous devons régler ce différend ! Tac ! Voici ce que je propose ! Tic ! Nous allons donner rendez-vous à Mademoiselle Clarinette près du puits ! Tac ! Chacun des saxophones viendra la trouver, et la priera de confirmer sa promesse ! Tic ! Quant à nous, nous nous cacherons pour observer la scène ! Tac ! Et nous verrons ce qui se passera ! ”

On envoya une petite flûte qui jouait non loin dire à Mademoiselle Clarinette qu’un des frères Saxo l’attendait près du puits. Pendant ce temps, nous nous cachâmes dans un buisson juste à côté de l’endroit convenu. Bientôt, la clarinette approcha. Monsieur Métronome fit signe à Alto d’aller l’aborder :

“ Bonjour, ma belle clarinette ! dit-il d’un ton ému. Tu es très en beauté aujourd’hui ! Que je suis content de te voir !  Et quand je pense que nous allons nous marier…

– Notre mariage, Alto ? Oui, mais tu connais la condition ! Et tant que tu ne m’auras pas apporté ce que je t’ai… Mais voici quelqu’un qui vient ! Va-t-en ! Je ne veux pas que l’on nous voie ensemble ! ”

C’était Ténor, que Monsieur Métronome venait d’envoyer à la rencontre de la clarinette. Ténor la salua chaleureusement :

“ Ma clarinette chérie ! Quelle bonne surprise ! Mais que fais-tu ici ? ”

La clarinette se troubla :

“ Je me promenais, tout simplement. ”

Toujours caché dans le buisson, Monsieur Métronome remarqua :

“ Tic ! Mademoiselle Clarinette se comporte d’une curieuse manière ! Tac ! Voyons ce qu’elle va dire à notre ami Ténor ! ”

Le saxophone poursuivait la conversation :

“ Oh, je suis si heureux de savoir que nous serons bientôt mariés ! ”

La clarinette lui jeta un regard plein de malice :

“ Oui, Ténor, mais souviens-toi : J’attends que tu m’offres ce que tu m’as promis ! Et surtout, n’en dis rien à personne ! ”

Plus j’entendais parler de ce cadeau secret, et plus je brûlais d’envie de savoir de quel mystérieux objet il s’agissait. Cependant, Monsieur Métronome s’impatienta :

“ Tic ! C’est un peu fort ! Tac ! Jamais je n’aurais cru Mademoiselle Clarinette capable de se promettre en mariage aux deux saxophones en même temps ! Tic ! Il faut que j’en aie le coeur net ! Tac ! ”

Et, de son pas oscillant, il s’avança à la rencontre de la clarinette :

“ Tic ! Bonjour, Mademoiselle Clarinette ! Tac ! Beau temps pour la saison !

– Bonjour, Monsieur Métronome ! ” répondit la clarinette, visiblement gênée d’être surprise en compagnie de l’un des frères Saxo.

“ Tic ! Comment allez-vous ? Tac ! Encore en train d’écouter les bluettes de vos amoureux ? ”

La clarinette toussota, embarrassée :

“ Ca fait tellement plaisir d’entendre des instruments de la famille des cuivres ! ”

Monsieur Métronome la regarda, interloqué :

“ Tic ! Des instruments de la famille des cuivres ?

– Je voulais parler des saxophones, expliqua la clarinette.

– Tac ! Petite ignorante ! Tic ! Ne savez-vous pas que les saxophones font partie de la famille des bois, comme vous ? Tac ! ”

Monsieur Métronome s’approcha davantage de la clarinette, et s’exclama :

“ Tic ! Mais vous n’êtes pas en bois ! Tac ! Vous êtes en plastique ! ”

Surgissant du buisson, le La ceintura la fausse clarinette :

“ Nom d’un dièze ! Mais c’est la fausse note ! Déguisée en clarinette ! ”

La fausse note se débattit, et se libéra de l’emprise du La. En s’enfuyant, elle leur cria :

“ Voilà qui est bien fait ! J’ai réussi à semer la zizanie entre les frères Saxo ! Et la véritable mademoiselle Clarinette, quand elle apprendra ça ! Ah ! Ah ! Ah ! ”

Les frères Saxo se sentaient vexés et honteux de s’être fait piéger par la fausse note. Monsieur Métronome les réprimanda :

“ Tic ! Bande d’inconscients ! Tac ! Vous n’aviez même pas remarqué que la fausse note s’était déguisée en clarinette avec du plastique ! Tic ! Et vous étiez sur le point de vous battre entre frères ! Tac ! Pour du plastique ! ”

D’un air dégoûté, il tourna les talons, et s’éloigna de sa démarche cadencée :

“ Tic ! Tac ! ”

Le La s’inquiéta :

“ Il faut aller voir Mademoiselle Clarinette ! J’espère que la fausse note ne lui a pas fait de mal ! ”

Courant chez Mademoiselle Clarinette, nous la découvrîmes attachée et baillonnée. Nous la libérâmes sur le champ, et elle s’exclama :

“ Ah, chers amis, mes sauveurs, vous êtes là ! Cette fausse note m’a traitreusement attrapée ! Mais que vous est-il arrivé ? ”

Les frères Saxo n’osaient pas raconter qu’ils s’étaient fait berner par la fausse note. Ce fut donc le La qui résuma les péripéties. La clarinette entra dans une fureur noire :

“ Quoi ! M’avoir confondu avec un instrument en plastique ! Vous n’aviez même pas remarqué la différence ! Mon Dieu ! Et cette histoire de cadeau de mariage ! Comme si on pouvait acheter mon consentement ! Oh, je vous hais ! ”

Elle était tellement énervée qu’elle nous jeta tous dehors et claqua violemment la porte. Et je l’entendis éclater en sanglots. Les frères Saxo, tout penauds, ne savaient pas quoi faire. Heureusement, le La les rassura :

“ Ne vous alarmez pas, elle est un peu bouleversée, et puis n’oublions pas qu’elle est restée ligotée pendant tout le temps où la fausse note avait pris sa place ! Mais vous serez bientôt redevenus les meilleurs amis du monde ! ”

 

… En me réveillant le lendemain, je ne me souvenais plus de mes rêves de la nuit. Mais en me levant, je remarquai un petit avion en papier au pied de mon lit. L’aventure me revint en mémoire, et je me posai soudain la question :

“ Mais qu’est-ce qu’une clarinette peut bien demander en cadeau de mariage à un saxophone ? ”

Il faudrait que je demande au piano le soir-même.
 

Grégoire Maréchal

(texte intégral sur demande)

Les Cahiers de l’invisible

Dans un temps futur, la catastrophe écologique a répandu la famine. Les « Adorateurs », ayant mis au point une méthode agricole révolutionnaire, ont convaincu les électeurs de les porter au pouvoir. Ont-ils des facultés supra-naturelles ? Ou bien ne sont-ils que des escrocs ?

En parallèle, sur une planète lointaine, un jeune officier en mission découvre l’enregistrement d’un témoignage étrange : L’individu qui s’exprime dans cette vidéo ancienne fait référence à des événements sur une planète inconnue, la « Tezrre »…


Chapitre I

à partir de quoi…

…avançaient sur le large boulevard, marchant lentement et silencieusement, arborant de grandes banderolles blanches avec pour tout slogan : « Chassez les affameurs », écrit en rouge. La colonne de manifestants, peut-être plusieurs milliers d’hommes et de femmes, tous vêtus d’une toge rouge vif un peu informe, envahissait complètement la chaussée, progressant d’une allure grave en direction du Ministère. Face à eux, formant un barrage d’uniformes, de boucliers et de casques d’un luisant gris sombre, se tenait un imposant cordon de Milipol en tenue anti-émeutes. Ils n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres les uns des autres. De rares badauds, épatés, attendaient, dans une exci-tation contenue, le choc de ces deux armées.

Un sergent Milipol, debout près du véhicule blindé garé en retrait sur le bord du boulevard, saisit son talkie-walkie.
– Ils continuent à approcher, mon commandant, lança-t-il nerveusement.
– Vous ne bougez pas, grésilla une voix dans l’appareil. Vous tenez la position.
– Et qu’est-ce qu’on fait si…
– Vous tenez la position, hurla la voix, vu ? Il n’est pas question que les manifestants progressent davantage vers le Ministère. De toutes façons, sergent, ils vont faire comme d’habitude : s’arrêter à un mètre ou deux, et vous fixer dans les yeux. C’est leur tactique de guerre psychologique.
– A vos ordres, mon commandant, répondit le sergent d’une voix peu assurée.
– Dites, sergent, reprit la voix nasillarde dans l’appareil, qu’est-ce que vous avez comme journalistes sur le coup ?
– Pour l’instant, pas trop de monde, mon commandant. Quelques photographes, et une seule équipe de télé.
– Bon, fit la voix. Dites, s’il y a du grabuge, vous faîtes comme d’habitude, hein ? Parce qu’en ce moment, avec les élections, j’aime mieux vous dire que le Ministre…
– A vos ordres, mon commandant.

Le cortège de manifestants continuait sa progression d’un pas sourd et solennel. Mais l’allure ralentissait à mesure que les deux fronts s’approchaient. Dans les rangs Milipol, certains hommes tremblaient de nervosité en voyant se préciser la masse humaine drapée de cette couleur sanguine. Bientôt, ils ne furent plus qu’à trois mètres. Puis deux. Puis un mètre. Alors, brusquement, comme si un ordre muet avait été jeté, les manifestants stoppèrent. Les Milipol, visages pétrifiés, tâchaient de trouver une contenance face aux milliers de regards scrutateurs et glacés de ce monstre en arrêt.

Au loin, quelques échos de sirènes traduisaient les mouvements des véhicules Milipol autour du quartier. Maigre soutien sonore. Sur ce boulevard d’habitude si passant, ordinairement agité du bruit de la circulation et de l’affairement quotidien au pied des gratte-ciel de verre argenté, le silence de la cohorte semblait plus terrifiant encore.

Pourtant, petit à petit, les Milipol, constatant que les manifestants se tenaient parfaitement calmes, se décontractaient légèrement. Le sergent, toujours en arrière du barrage de ses troupes, se demandait combien de temps ce tête à tête grotesque allait durer.

Soudain, le talkie-walkie grésilla férocement.
– Des renforts ! hurla une voix. Mon commandant !
– Unité deux, interrogea la voix du commandant, que se passe-t-il ?
– Sur l’avenue de la Démocratie, répondit la voix très agitée. Ils sont au moins cinq mille. Il en sort de toutes les petites rues. Ils vont nous tomber dessus dans trois minutes !
– Du calme, reprit la voix du commandant. Unité un, où en êtes-vous ?
Le sergent approcha le combiné de son visage.
– Ils ne bougent pas, mon commandant, répondit-il. Ils se tiennent comme des statues, et nous regardent droit dans les yeux.
– Des renforts, bordel ! cria de nouveau la voix de l’unité deux.
– Combien avez-vous de manifestants ? demanda le commandant.
– Beaucoup trop ! rétorqua le deux. Envoyez-nous du monde, sinon je ne pourrais pas les contenir.
– Mon commandant ! appela le sergent. Unité Un au rapport. Je ne sais pas ce qui se passe, d’un seul coup, il n’y a presque plus personne. Il ne reste que quelques centaines de manifestants à tout casser. On dirait qu’ils se sont évaporés !
– Evaporés ! beugla le commandant. Vous vous foutez de moi ! Ils ont foncé sur l’avenue de la Démocratie, et vous n’avez rien vu ! Vous aurez de mes nouvelles, sergent !
– Non, mon commandant, insista le sergent, je vous assure, ils étaient là quand l’unité deux a appelé. Ils se sont volatilisés d’un seul coup !
– La ferme, sergent ! coupa le commandant. Vous et vos hommes, foncez ! Vous faîtes le tour du Ministère et vous venez renforcer l’Unité deux en bas de Démocratie. Au pas de charge !
– A vos ordres, mon…zap !

…ne les laissez pas progresser davantage, ordonna la voix du commandant dans le combiné noir.
– Il y en a partout, mon commandant, s’inquiéta le sergent.
La compagnie de Milipol avait pris position en bas de l’avenue, et barrait l’accès au Ministère. En face, sur toute la longueur de l’immense quatre-voies qui descendait en pente douce au milieu des immeubles-miroir du centre-ville, une marée rouge, foule muette et déterminée, s’avançait visqueusement comme une coulée de lave, s’apprêtant à ensevelir les fébriles fourmis des bataillons de l’ordre sous son inexorable élan.
– Si on ne fait rien, mon commandant, s’enquit le sergent dans le talkie-walkie, on va se faire écraser. Ils sont partout !
– Il faut les arrêter, trancha la voix du commandant.
– Mais comment ? murmura le sergent, incrédule.
– Préparez-vous à charger, sergent, ordonna la voix.
– Charger, mon…
– Préparez-vous, sergent, dicta le commandant d’un ton sec. Vous leur rentrez dedans, juste un petit coup, pour les faire réfléchir.
– Si vous croyez que c’est facile, mon comm…
– Je vous demande pas votre avis, sergent ! trancha la voix. Vous m’arrêtez ces rigolos, c’est tout ! Compris ?
– A vos ordres, mon commandant.

Le sergent fit signe à ses hommes de se préparer. La ligne des manifestants se trouvait désormais à une cinquantaine de mètres, glis-sant toujours d’un pas tranquille et assuré. Quelques badauds se trouvaient encore sur les bords de l’avenue. Le sergent envoya l’un de ses Milipol pour les faire déguerpir avant l’assaut.
– Circulez ! jeta le Milipol aux passants stationnés sur le trottoir. Ca risque de devenir méchant !
– Non mais oh ! protesta l’un des spectateurs, un grand maigre un peu voûté. Ca va pas, les flics ! Pour une fois qu’y en a qu’osent dire…
– Circulez ! insista le Milipol, en agrippant l’homme par la manche.
– Affameur ! rétorqua l’homme. Vous, les flics, vous z’en foutez, vous avez à bouffer ! Et puis lâchez-moi, d’abord. Affameur !
– Oui, lâchez-le, dit la femme qui se tenait à côté. On en a super-marre, nous ! On veut bouffer ! Affameur !

La charge des Milipol mit fin à la discussion. Les rangées d’hommes déferlèrent en courant devant le groupe de badauds, bouclier en avant et matraque levée, et allèrent se heurter aux premières lignes des mani-festants. Immédiatement derrière les Milipol se pressaient les plus intrépides des photographes et des caméramen, dans la gêne des sacs portés en bandoulière qui dansaient autour de leur taille au rythme de leur foulée. La mêlée était confuse, capharnaüm de robes rouges et d’uniformes gris sombre. Les deux badauds, libérés de leur garde-chiourme qui avait rejoint la charge, admiraient de loin ce divertissement inespéré.
– Qu’est-ce qu’ils leur mettent ! jubila la femme. Crevez-les, ces affameurs ! encouragea-t-elle.
– Ben ça ! s’exclama l’homme, voyant un Milipol tourbillonner en l’air.
Le Milipol, comme projeté par une catapulte à plus de cinq mètres de hauteur, décrivit plusieurs tours et vint s’écraser d’un son mat sur le goudron, à quelques pas des curieux. La tête du Milipol n’était plus que sang. Le couple s’approcha, constata que le malheureux voltigeur était mort. Aussitôt, comme attirés par l’odeur fade, des photographes et un cameraman se bousculaient autour du cadavre, se réjouissant à l’avance de la qualité des clichés.

Cependant, une nouvelle vague de Milipol chargeait. La bataille devenait terrible, mais aucun camp ne semblait prendre l’avantage. Le couple, serré l’un contre l’autre, observait, hébété, ce spectacle assassin qui ne les amusait plus. Devant eux, deux Milipol revenaient sur l’arrière, tenant prisonnier un manifestant en robe rouge. Le caméraman, délaissant le cadavre encore frais, se jeta devant eux et commença d’enregistrer la scène. Le manifestant s’adressa à la caméra qui le filmait :
– Nous sommes partout ! cria-t-il. Bientôt les affameurs seront chassés ! Nous sommes partout ! Et depuis toujours !
– Ta gueule, connard ! jura le Milipol. Et toi, arrête ta caméra ! ordonna-t-il au journaliste.
Le Milipol fit signe à ses collègues de venir prêter main forte. Deux grands costauds en uniforme fondirent alors sur le journaliste, et lui arrachèrent sa caméra. Les coups pleuvaient sur la tête du reporter, tandis que l’un des Milipol détruisait à grands coups de matraque le superbe matériel de télévision. La caméra était en pièces.
– Vous n’avez pas le droit, hurla le journaliste dans un cri d’impuissance.
– Ta gueule, connard ! cria le Milipol d’un ton autoritaire, ponctuant son discours d’un poing musclé dans la mâchoire du protestataire.
Saoûlé de coups, le reporter vint s’écrouler au pied du couple, dans les débris de sa caméra.
– Et vous, circulez, on vous a dit ! grinça le Milipol. CIR-CU-LEZ ! C’est clair, non ?
– Allez, viens, dit l’homme en serrant la femme sous son bras. C’est pas ça qui va nous donner à manger…
Ils s’éloignèrent à travers les petites rues, abasourdis par les violences auxquelles ils venaient d’assister. Sur l’avenue, le journaliste, encore groggy, avait péniblement réussi à se remettre sur les genoux, et tentait de rassembler les restes de sa caméra, au milieu des vagues de Milipol qui s’élançaient par charges successives à l’assaut des…zap !

Grégoire Maréchal

(texte intégral disponible sur demande)

Dimanche

J’ai toujours détesté le dimanche, ce moment de vide intégral, où le temps est suspendu entre deux semaines. Au début, bien sûr, le dimanche était un jour sans école. Et, si j’ai eu la chance d’échapper à la messe grâce à des parents pas très catholiques, c’étaient d’autres corvées que le jour du seigneur apportait. J’aime mieux vous dire qu’en allant toutes les semaines déjeuner chez la tante Jeanne, j’avais hâte d’être lundi.

Plus tard, le dimanche est devenu l’ennui. Non pas qu’on allait fleurir la tombe de la tante Jeanne. A la limite, ça aurait pu nous faire prendre l’air. Non. On restait là, à se reposer. Comme la tante Jeanne, somme toute. Alors, très vite, quand j’ai pu faire ce que je voulais, je me suis acharné à occuper mes dimanches. Mais c’est très difficile. En France, tout le monde déjeune, le dimanche. Chacun sa tante Jeanne !

Voyant qu’il n’y avait rien à espérer auprès de mes amis, j’ai résolu de me lancer dans ce qu’on appelle des activités. Le cinéma, les musées… Mais finalement, passer son dimanche à aller voir Catherine Deneuve ou la Joconde, ça revenait un peu au même que la tante Jeanne. En couleurs.

Non. Il fallait quelque chose de plus excitant. C’est en rencontrant Paulo que tout a changé. Paulo, il faut dire, ses parents ne devaient pas être très catholiques non plus, car sa spécialité, c’était les cambriolages. Eh oui ! Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt : rien de plus facile que de visiter les pavillons le dimanche, quand ils sont tous à déjeuner chez leur tante ! Et je dois dire que pendant un temps, le dimanche, c’est vraiment devenu un jour du feu de Dieu.

Le problème, c’est qu’il y a quand même certains flics qui n’ont pas beaucoup d’affection pour leur tante. Et ceux-là, ils bossent le dimanche. C’en est un comme ça qui nous a coffré. Et maintenant, on est tous les deux en taule.

Le plus marrant, ou le plus triste, comme vous voulez, c’est qu’un gardien m’a dit, le jour où je suis entré :
 » T’en fais pas, tu verras, ici, c’est tous les jours dimanche !  »

Grégoire Maréchal