L’ Archipel des notes

Cette série de 10 histoires raconte les aventures d’un petit garçon qui s’envole chaque nuit, aidé par le piano de la maison familiale, vers le pays où vivent les notes de musique…


8. Mademoiselle Clarinette et les frères Saxo
Le soir suivant, un gros orage éclata. Impressionné par les éclairs et le grondement du tonnerre, je descendis tout tremblant voir le piano. Celui-ci me dit :“ Ne t’en fais pas, nous sommes en sécurité dans la maison.

– Tout de même, dis-je en frissonnant, ça fait peur.

– Allons, je vais te faire passer dans l’Archipel des Notes, ainsi tu n’auras plus peur. ”

Le piano réfléchit un long moment, et demanda :

“ Sais-tu faire les avions en papier ?

– Oui. Enfin pas toujours. Mais des fois j’y arrive.

– Alors voilà, expliqua le piano. Tu prends une feuille de papier à musique, et tu fais un avion avec. Tu lances l’avion en l’air, et lorsqu’il vole, tu sautes dedans, et tu dis au pilote : « Cap sur l’Archipel des Notes ! » ”

Très enthousiaste, je pris du papier à musique dans le tiroir du bureau, puis m’appliquai à faire un avion. Je le lançai, mais il retomba par terre avant que je n’ai pu sauter. Je recommençai plusieurs fois. Malheureusement l’avion ne planait pas assez longtemps. Et, de toutes façons, il était trop petit pour que je puisse monter dedans. Je m’adressai au piano :

“ Mon avion ne vole pas assez bien ! A peine l’ai-je lancé qu’il redescend déjà. Je n’ai pas le temps de sauter ! Et d’abord, je ne vois pas comment un avion en papier pourrait voler jusqu’à l’Archipel des Notes ! ”

Le piano me considéra, plein d’indulgence :

“ Premièrement, si tu n’y crois pas, cela n’a aucune chance de marcher ! Et surtout, dis-toi qu’il ne s’agit pas d’un avion en papier ordinaire ! Car n’oublie pas que le papier à musique possède des qualités particulières. Enfin, peut-être que ton premier avion n’est pas bien équilibré. A ta place, j’essaierai d’en fabriquer un autre. Il volera peut-être mieux. ”

Fort de ces encouragements, je me remis à l’ouvrage, tâchant d’obtenir un pliage parfaitement régulier. Je lançai doucement mon nouvel avion, qui se mit à planer en tournoyant légèrement dans la pièce.

“ Vite, souffla le piano, vas-y ! ”

Je sautai très haut, et parvins à m’accrocher à une aile. Je me trouvai immédiatement en plein ciel, dans le tumulte de l’orage, et reconnus le La aux commandes de l’appareil qui filait au milieu des nuages. Celui-ci cria :

“ Et bien, Thomas, tu veux rester accroché à mon aile pendant tout le voyage ? Tu devrais plutôt t’installer à l’intérieur ! ”

Je réussis à me hisser dans l’avion, et j’ordonnai :

“ Commandant, cap sur l’Archipel des Notes ! ”

 

Nous arrivâmes bientôt en vue de l’Archipel, et nous nous posâmes sur une île admirablement fleurie que je ne connaissais pas encore. Le La me dit :

“ Ici, nous sommes sur l’île des Bois. C’est ici qu’habitent les clarinettes, les flûtes, les hautbois, et de nombreux autres. En plus, nous avons de la chance : c’est le jour de visite de Monsieur Métronome.

– Mais que vient-il faire sur l’île des Bois ? demandai-je.

– Il vient voir si les instruments jouent régulièrement ensemble, si personne n’a de problème. ”

A quelques pas de là, j’aperçus deux saxophones qui semblaient se chamailler. Je m’étonnai :

“ Que se passe-t-il, là-bas ?

– Tiens, les frères Saxo !

– Les frères Saxo ? Qui sont-ils ?

– Ce sont deux frères saxophones. Ils jouent dans le même orchestre. Sympathiques, quoiqu’un peu bruyants. Mais aujourd’hui, ils n’ont pas l’air d’accord. ”

En effet, à mesure que nous approchions, je percevais mieux la dispute :

“ Alto, espèce de sale menteur ! dit le plus grand saxophone.

– Va donc, Ténor ! Tu es jaloux parce qu’elle m’a promis ! ”

Comme ils menaçaient de se battre, le La me dit :

“ Nous devons prévenir Monsieur Métronome ! Il n’y a que lui qui puisse mettre un terme à cette querelle ! ”

 

Lorsque nous revînmes accompagnés de Monsieur Métronome, les frères Saxo avaient entamé un pugilat. Nous les séparâmes, et Monsieur Métronome questionna :

“ Tic ! Mais qu’est-ce qui vous prend ? ”

Le saxophone Alto répondit :

“ C’est mon frère Ténor ! Il ne veut pas croire que Mademoiselle Clarinette a promis de m’épouser !

– Pas du tout, gronda le Ténor, c’est moi qu’elle a choisi ! ”

Et il recommencèrent à se menacer. Monsieur Métronome éleva la voix :

“ Tac ! Ca suffit, les frères Saxo ! Tic ! Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Tac ! Si mademoiselle Clarinette avait décidé d’épouser l’un d’entre vous, je pense qu’elle m’en aurait avisé ! ”

Tandis que le métronome et les frères Saxo poursuivaient leur discussion, je me tournai vers le La :

“ Comment peuvent-ils épouser tous les deux la même clarinette ?

– Oh, ils ne peuvent pas, c’est ça le drame ! Car, dans l’orchestre dont ils font partie, il n’y a qu’une seule clarinette ! Et cela fait des années que chacun des frères rêve de l’épouser. Mais la clarinette les aime bien tous les deux, et ne sait lequel prendre pour mari ! ”

Etant parvenu à calmer les saxophones, Monsieur Métronome les interrogeait :

“ Tic ! Alors, toi, Alto, quand as-tu rencontré Mademoiselle Clarinette ? Tac ! Et que t’a-t-elle promis ? ”

Alto rougit légèrement :

“ C’était hier soir, à la tombée de la nuit, au bord de la plage. Elle m’a dit qu’elle avait réfléchi, qu’elle avait décidé de choisir entre nous deux ; et qu’elle était prête à m’épouser si je lui apportais en cadeau de mariage un… ”

Le saxophone s’interrompit brusquement :

“ Mais elle m’a fait jurer de ne pas le dire ! ”

Intrigué, je dis au La :

“ Qu’est-ce qu’une clarinette peut bien demander en cadeau de mariage à un saxophone ?

– Je n’en ai pas la moindre idée ”, chuchota le La.

Monsieur Métronome continuait son enquête :

“ Tic ! Et toi, Ténor ? Tac ! Que t’a-t-elle dit ?

– Ce matin, à la fin de la répétition, elle m’a dit qu’elle consentirait à m’épouser si je lui donnais un… ”

Le saxophone s’excusa lui aussi :

“ Désolé, c’est un secret entre elle et moi ! ”

Monsieur Métronome hocha gravement son balancier :

“ Tic ! Tac ! ”

J’étais terriblement désireux de connaître le cadeau que la clarinette avait pu réclamer aux deux frères Saxo, mais le métronome déclara :

“ Tic ! Nous devons régler ce différend ! Tac ! Voici ce que je propose ! Tic ! Nous allons donner rendez-vous à Mademoiselle Clarinette près du puits ! Tac ! Chacun des saxophones viendra la trouver, et la priera de confirmer sa promesse ! Tic ! Quant à nous, nous nous cacherons pour observer la scène ! Tac ! Et nous verrons ce qui se passera ! ”

On envoya une petite flûte qui jouait non loin dire à Mademoiselle Clarinette qu’un des frères Saxo l’attendait près du puits. Pendant ce temps, nous nous cachâmes dans un buisson juste à côté de l’endroit convenu. Bientôt, la clarinette approcha. Monsieur Métronome fit signe à Alto d’aller l’aborder :

“ Bonjour, ma belle clarinette ! dit-il d’un ton ému. Tu es très en beauté aujourd’hui ! Que je suis content de te voir !  Et quand je pense que nous allons nous marier…

– Notre mariage, Alto ? Oui, mais tu connais la condition ! Et tant que tu ne m’auras pas apporté ce que je t’ai… Mais voici quelqu’un qui vient ! Va-t-en ! Je ne veux pas que l’on nous voie ensemble ! ”

C’était Ténor, que Monsieur Métronome venait d’envoyer à la rencontre de la clarinette. Ténor la salua chaleureusement :

“ Ma clarinette chérie ! Quelle bonne surprise ! Mais que fais-tu ici ? ”

La clarinette se troubla :

“ Je me promenais, tout simplement. ”

Toujours caché dans le buisson, Monsieur Métronome remarqua :

“ Tic ! Mademoiselle Clarinette se comporte d’une curieuse manière ! Tac ! Voyons ce qu’elle va dire à notre ami Ténor ! ”

Le saxophone poursuivait la conversation :

“ Oh, je suis si heureux de savoir que nous serons bientôt mariés ! ”

La clarinette lui jeta un regard plein de malice :

“ Oui, Ténor, mais souviens-toi : J’attends que tu m’offres ce que tu m’as promis ! Et surtout, n’en dis rien à personne ! ”

Plus j’entendais parler de ce cadeau secret, et plus je brûlais d’envie de savoir de quel mystérieux objet il s’agissait. Cependant, Monsieur Métronome s’impatienta :

“ Tic ! C’est un peu fort ! Tac ! Jamais je n’aurais cru Mademoiselle Clarinette capable de se promettre en mariage aux deux saxophones en même temps ! Tic ! Il faut que j’en aie le coeur net ! Tac ! ”

Et, de son pas oscillant, il s’avança à la rencontre de la clarinette :

“ Tic ! Bonjour, Mademoiselle Clarinette ! Tac ! Beau temps pour la saison !

– Bonjour, Monsieur Métronome ! ” répondit la clarinette, visiblement gênée d’être surprise en compagnie de l’un des frères Saxo.

“ Tic ! Comment allez-vous ? Tac ! Encore en train d’écouter les bluettes de vos amoureux ? ”

La clarinette toussota, embarrassée :

“ Ca fait tellement plaisir d’entendre des instruments de la famille des cuivres ! ”

Monsieur Métronome la regarda, interloqué :

“ Tic ! Des instruments de la famille des cuivres ?

– Je voulais parler des saxophones, expliqua la clarinette.

– Tac ! Petite ignorante ! Tic ! Ne savez-vous pas que les saxophones font partie de la famille des bois, comme vous ? Tac ! ”

Monsieur Métronome s’approcha davantage de la clarinette, et s’exclama :

“ Tic ! Mais vous n’êtes pas en bois ! Tac ! Vous êtes en plastique ! ”

Surgissant du buisson, le La ceintura la fausse clarinette :

“ Nom d’un dièze ! Mais c’est la fausse note ! Déguisée en clarinette ! ”

La fausse note se débattit, et se libéra de l’emprise du La. En s’enfuyant, elle leur cria :

“ Voilà qui est bien fait ! J’ai réussi à semer la zizanie entre les frères Saxo ! Et la véritable mademoiselle Clarinette, quand elle apprendra ça ! Ah ! Ah ! Ah ! ”

Les frères Saxo se sentaient vexés et honteux de s’être fait piéger par la fausse note. Monsieur Métronome les réprimanda :

“ Tic ! Bande d’inconscients ! Tac ! Vous n’aviez même pas remarqué que la fausse note s’était déguisée en clarinette avec du plastique ! Tic ! Et vous étiez sur le point de vous battre entre frères ! Tac ! Pour du plastique ! ”

D’un air dégoûté, il tourna les talons, et s’éloigna de sa démarche cadencée :

“ Tic ! Tac ! ”

Le La s’inquiéta :

“ Il faut aller voir Mademoiselle Clarinette ! J’espère que la fausse note ne lui a pas fait de mal ! ”

Courant chez Mademoiselle Clarinette, nous la découvrîmes attachée et baillonnée. Nous la libérâmes sur le champ, et elle s’exclama :

“ Ah, chers amis, mes sauveurs, vous êtes là ! Cette fausse note m’a traitreusement attrapée ! Mais que vous est-il arrivé ? ”

Les frères Saxo n’osaient pas raconter qu’ils s’étaient fait berner par la fausse note. Ce fut donc le La qui résuma les péripéties. La clarinette entra dans une fureur noire :

“ Quoi ! M’avoir confondu avec un instrument en plastique ! Vous n’aviez même pas remarqué la différence ! Mon Dieu ! Et cette histoire de cadeau de mariage ! Comme si on pouvait acheter mon consentement ! Oh, je vous hais ! ”

Elle était tellement énervée qu’elle nous jeta tous dehors et claqua violemment la porte. Et je l’entendis éclater en sanglots. Les frères Saxo, tout penauds, ne savaient pas quoi faire. Heureusement, le La les rassura :

“ Ne vous alarmez pas, elle est un peu bouleversée, et puis n’oublions pas qu’elle est restée ligotée pendant tout le temps où la fausse note avait pris sa place ! Mais vous serez bientôt redevenus les meilleurs amis du monde ! ”

 

… En me réveillant le lendemain, je ne me souvenais plus de mes rêves de la nuit. Mais en me levant, je remarquai un petit avion en papier au pied de mon lit. L’aventure me revint en mémoire, et je me posai soudain la question :

“ Mais qu’est-ce qu’une clarinette peut bien demander en cadeau de mariage à un saxophone ? ”

Il faudrait que je demande au piano le soir-même.
 

Grégoire Maréchal

(texte intégral sur demande)

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